TANDIS QUE
LA MER
SE RETIRAIT
À Claude Hirtzman
C’était un samedi de printemps.
Le train s’arrêta net entre deux gares.
L’endroit était presque désert,
sans habitations construites.
Proches du quai,
quelques baraquements étaient disloqués,
au milieu de mauvaises herbes jaunies.
Le contrôleur demanda un médecin
dans les wagons de Première.
Je me levai.
Parvenue à sa hauteur, il rectifia :
« C’est sur le quai. »
J’ai pensé que tout était fini,
quelqu’un était passé sous les rails.
J’appréhendais qu’il ne soit encore vivant.
Madeleine était allongée.
Elle avait huit ans environ,
respirait encore,
avec la marque d’un choc frontal.
Le visage était blanc sous le choc.
Elle n’avait presque pas de cheveux.
Le vêtement qu’elle portait était si léger
qu’on découvrait toute la misère
du monde
et de l’instant.
Le SAMU arriva.
Je la retrouvai à la Pitié-Salpêtrière,
en neurologie.
Le chirurgien m’annonça
qu’on ne pouvait plus rien.
Je suis restée près d’elle
pour lui inventer une mémoire.
Deux mémoires se conjuguent,
celle d’une enfant qui se meurt
et celle d’un inconnu
dans un service de réanimation.
Confidences murmurées à l’envers
d’un temps qui n’a plus d’endroit.
Étrange est cette remémoration
qui se tient à l’écart de la mort
égarée dans l’espace de l’inconscient.
« Rien ne nous est donné de ce que nous sommes et tout ce que nous sommes est le produit d’une métamorphose. »
–Gaston Bachelard
L’enfant gisait en plein milieu de l’été,
le visage renversé par le sommeil,
docile à l’éclat du danger.
Elle se murmurait des mots d’ombre
pour se protéger
avant que la nuit des nuits
ne l’eût atteinte et défigurée.
Supplique à la dérive des mots
promis au silence.
Cantique de l’aurore
où se défont les parures.
Plain-chant musical des chagrins
sans larmes et sans recours.
L’enfant regarde dedans l’enclos
de ses paupières veinées.
La mort est bleue.
Bruit du train,
soupirs mécaniques du trépas,
une odeur tiède flotte
sur les cailloux rouillés.
Quand l’image soustraite laisse en creux
la forme de l’absence
tout devient crayeux, pulsatile,
encore déchirant.
Ce cri n’a plus d’enfance.
Le monde s’affaiblit de n’être pas nommé.
Cette voix n’a plus d’enfance.
Avant d’être dépossédée de sa mémoire,
elle évoque ce qui maintient toujours la vie,
celle d’avant.
Les images se précipitent
les unes dans les autres –
confusion énigmatique accourue,
bousculant les sens –
une conjugaison désordonnée
indifférente à l’espace comme au temps.
C’est ainsi que nos rêves
nous sauvent de l’oubli.
Le monde s’éteint pour quelqu’un.
Je cherche un démenti,
un mensonge,
une mémoire.
Ma mère est une cathédrale,
elle a les mains jointes.
Ma mère est ouverte comme une amante
avec des mots d’amour crus jetés aux passants.
Des voluptés impudiques
enjambent ses confidences.
Je n’écoute plus.
Énigme où feu le sexe est une pervenche.
Ma mère est une amoureuse
qui ne connaît pas le nom de ses enfants.
Ma mère n’a plus d’entrailles,
elle ouvre les mains.
Ma mère avait le ventre rond,
une paire de ciseaux
pour tailler dedans.
Un jour,
je suis morte au bord d’un train,
mon père est né juste à ce moment-là,
nous nous sommes croisés
sur le quai d’une gare.
Il descend les marches du train,
comme il est grand pour son âge !
Plus loin,
la foule démêlée des retrouvailles,
les uns et les autres s’apparient ensemble,
s’embrassent.
Mon père est fatigué,
dans ses yeux gris, une femme attend.
Peut-être revient-il d’une guerre,
celle qu’on fait à rebours,
incrédule,
avili.
J’entends les rumeurs de combats,
la démarche désaccordée
au pas cadencé des soldats.
Bousculade,
relent de violence exténuée,
les hommes grognent
comme des porcs
une horreur évidée du texte.
En temps de guerre,
les mots disparaissent en cris.