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Bonnel Marc

Impayables

Chapitre 1 : Janvier, retour dans l’Hexagone

Il fait froid, mais moins que là-bas.

Cela fait maintenant un an et demi que je suis rentré d’Angleterre.

Les Midlands, en plein centre de l’île, et en pleine crise industrielle.

La désindustrialisation en fin de cycle.

Partout, des usines, des mines, des commerces qui ferment, un ciel plombé, bas, gris et lourd, le froid humide des rues en pente aux maisons toutes semblables, collées les unes aux autres, comme dans les films de Ken Loach.

Mais aussi une campagne verte, habitée de vastes fermes agricoles et de cottages au toit de chaume.

Et la chaleur humaine et bruyante des pubs ouverts jusqu’à 23 h, heure du couvre-feu général.

22 h 45 au bar, la cloche en laiton retentit : « Last orders, please. » Se dépêcher de commander quatre pintes pour deux et les avaler, vite.

Un pays si proche et si différent, si dépaysant. On l’a dit mille fois. Je confirme.

Un choc culturel en face de chez nous. Le coup de foudre assuré pour un ado de 17 ans qui s’ennuie fermement dans son corps et dans sa tête, qui étouffe dans un cadre trop étroit, trop étriqué, famille, lycée, quotidien banal et répétitif. La découverte d’un autre monde, d’un autre possible, une musique envoûtante, une façon de vivre son individualité dans la collectivité, sans jugement, sans critique, sans a priori, la liberté d’être soi-même et qui on veut, excentrique ou conformiste, royaliste ou anarchiste, pratiquant ou agnostique, sans encourir l’anathème ou l’excommunication.

Voilà comment je vois la Grande-Bretagne la première fois avec mes yeux d’ado.

Quelques années ont passé, j’y suis retourné, j’y ai passé un an, c’était mon premier poste dans deux lycées de province, je n’ai pas changé d’avis. J’aime toujours ce pays étrange et captivant, ma deuxième patrie.

Là, je suis de retour chez moi, à Paname.

Fini l’« Assembly » du lycée à 8 h 45 où les jeunes Anglais apprennent à chanter en récitant la Bible avant de rejoindre leur classe.

Fini le « dinner » frugal de 18 h dans la cuisine de mes hôtes et les pièces glaciales en hiver du 1er et du 2e étage où étaient ma chambre et la salle de bains commune que je chauffais en laissant couler l’eau chaude pendant dix minutes avant d’enlever mes vêtements. Quatre épaisseurs de couvertures en laine sur le lit, une bouillotte à l’intérieur, et 10° dans la chambre mansardée. Il paraît que la chaleur monte dans les étages.

Finies les tournées de pintes de bière tiède et de chips cheese and onion le vendredi soir au pub local avec les collègues exclusivement mâles du lycée. Le prof d’allemand surnommé le Kaiser, le prof d’économie et sa Triumph TR5, le prof d’E.P.S. d’origine irlandaise, mon pote et chef de département des langues étrangères Harry, etc. À la quatrième pinte de Lager, je hissais le drapeau blanc, mais payais ma tournée. Eux pouvaient en boire entre huit et dix, voire douze.

Retour en France, toujours Français mais un peu plus Anglais.

Il me faut trouver un boulot. Gagner un peu d’argent. Il n’y en a plus beaucoup à la maison depuis que mon père a fait une deuxième faillite et fermé son atelier de mécanique de précision qui battait de l’aile suite au défaut de paiement de son plus gros client, lui-même en faillite.

Effet boule de neige bien connu des PME. Quand les banques ne veulent plus suivre.

Mon père avait découvert son voisin le luthier pendu dans son atelier un lundi matin. Il voyait sa silhouette immobile à travers les carreaux sales de l’atelier, de l’autre côté de la cour.

Le voisin réparait des violons. C’était la corde de trop qui avait cassé. Il s’était pendu avec.

Mon père avait dû y penser aussi pour lui. Forcément.

À la maison, on ne parlait pas d’argent, encore moins du manque d’argent. On était quatre et on ne s’était jamais beaucoup parlé de toute façon. Chacun vivait sa vie.

Mon frère avait embarqué à Marseille dans la Marine marchande et ma mère heureusement travaillait dans un cabinet médical.

J’avais 24 ans, il était temps de partir. Tout en restant dans le quartier, pas trop loin.

J’avais fait quelques petits boulots qui n’avaient rien à voir avec mes études et mon diplôme de la Sorbonne.

Vendeur au rayon bricolage dans un grand magasin, gardien de nuit dans une banque place de la Madeleine, collecteur de primes d’assurance, surveillant d’étude dans une école primaire, aide-comptable chez un géant de l’informatique…

Et puis un jour, j’envoie mon CV chez Leibnitz. Réponse immédiate, je suis embauché.

Durée de la formation : une journée. Le temps d’observer un cours de polonais et de se familiariser avec la méthode maison d’une simplicité biblique. Et d’une efficacité redoutable.

Trente-trois heures de cours par semaine en individuel ou en mini-groupe, et au bout de quatre mois, une grève pour la revalorisation des salaires.

C’est à cette occasion que j’apprends l’existence de micros dans les cabines et les salles de classe.

Chaque prof est donc écouté à son insu. À tout moment pendant la leçon.

Juste pour vérifier qu’il ne dort pas, ne dit pas du mal de son employeur ou ne parle pas de politique.

Des méthodes certainement inspirées de la guerre froide ! Et pratiquées par tous les gouvernements de tout bord dans tous les pays.

L’employé considéré comme ennemi intérieur potentiel de son employeur, à surveiller absolument façon CIA-KGB.

Bonjour l’ambiance ! Bonjour la confiance !

Est-ce légal… ? Je serai parti avant de le savoir.

Les élèves se plaignent souvent du prix des cours, mais s’ils sont là, c’est qu’ils en ont les moyens.

S’ils savaient combien nous gagnons… Nous, on ne fait pas la mendicité, on réclame un salaire décent pour notre labeur sous écoute.

Moi, je sais que je ne vais pas m’éterniser dans cette école. Tout cela ne me plaît pas.

« Mucho trabajo, poco dinero », ça va un moment.

Deux mois après, j’envoie mon CV au Cours François dont une élève m’a révélé l’existence.

Une vraie école enfin, avec de vrais étudiants dans de vraies classes et de vrais diplômes visés par l’Éducation nationale.

Passer rive gauche, devenir un vrai prof, retrouver une ambiance studieuse, et mon quartier Latin.

Il était temps de bouger.

Chapitre 2 : Mars, rencontre avec Monsieur Bruyère

« Monsieur Parmentier bonjour. Je vous en prie, asseyez-vous ! J’ai lu votre CV. Alors comme ça, vous travailliez chez Leibnitz ? Pourquoi avez-vous décidé de partir ? »

Il connaît la réponse. Il attend la confirmation. Je la lui donne, ou plutôt je la lui confirme.

Pour lui, Leibnitz ce sont des marchands de soupe des négriers de l’enseignement.

Ils en ont tous les défauts pour un agrégé de l’université, un humaniste latiniste et lettré. Ce n’est pas le même monde. Rien à voir. Leibnitz : des imposteurs cupides et incultes.

Oui, c’est du bourrage de crâne, l’utilitarisme appliqué à la lettre.

Soyons pragmatiques. La grande littérature, on s’en bat les sourcils. Rien à foutre de Voltaire, Hugo, Shakespeare, et tout ça ! Pourquoi ? … mais, parce que ça ne rapporte rien ! RIEN !

Les gens viennent chez nous pour essayer d’apprendre une langue qui leur rapportera de l’argent plus tard. La voilà la raison. Un investissement en quelque sorte, un calcul. J’investis tant pour que ça me rapporte tant. Point barre.

Qu’est-ce qu’ils en ont à foutre des romantiques et des existentialistes ? Madame de Sévigné, Les Misérables, Le Petit Prince, on s’en moque ! Les jeunes filles en fleur, le Comte de Montecristo, ça ne rapporte rien. Sauf à celui qui l’a écrit, peut-être…

Ici, on n’enseigne pas une langue, on leur inculque des mots et des expressions pour qu’ils se fassent comprendre. C’est justement ce qu’ils viennent chercher chez nous. Et ils paient pour ça.

La littérature, on laisse ça aux oisifs, à ceux qui n’ont rien compris à la société, comment elle fonctionne, à l’économie. Merde ! Pourtant c’est pas compliqué à comprendre ! Merde !

On est là pour gagner de l’argent, autant qu’on peut, pour faire fructifier son labeur, son entreprise, pour consommer, pour jouir de ses biens… Et de tout le confort moderne.